Le rugby en Argentine, un sport bourgeois en quête de démocratisation.
Por Hugo Passarello Luna.* [rp]** En ASUNTOS DEL SUR
En août 1961, Ernesto Guevara, dit le "Che", se rendait clandestinement en Argentine pour y rencontrer le président argentin, Arturo Frondizi. Personne ne le savait encore, mais c'était la toute dernière visite du "Comandante", alors ministre de l'industrie cubaine, à son pays natal. Pendant le trajet de l'aéroport à la résidence présidentielle le convoi secret est passé près du stade de San Isidro Club (SIC), une des équipes de rugby les plus importantes d'Argentine.
"Comment ça se passe pour le SIC ?" demanda le Che au chauffeur. "Comment ça se passe pour qui, monsieur ?" Le "Comandante" se rend compte alors que le rugby n'est pas une passion très partagée par la majorité de ses compatriotes et se corrige rapidement : "Je veux dire, comment ça se passe pour Rosario Central", l'une des équipes de football les plus renommées d'Argentine.
L'histoire est racontée dans une biographie du Che Guevara, mais elle est bien plus qu'une simple anecdote. Elle démontre la structure sociale du rugby, un sport qui appartient traditionnellement à l'élite, à la différence du football, qui imprègne toutes les couches de la population en Argentine. Ernesto Guevara de la Serna Lynch, lui même originaire d'une famille aisée a joué au rugby dès son enfance. "Le football est un sport de gentlemen pratiqué par des brutes ; le rugby est un sport de brutes pratiqué par des gentlemen" est une phrase récurrente en Argentine, explique le journaliste et écrivain Martín Caparrós. "Là où les footballeurs étaient pauvres, basanés, frêles, ignorants, avides d'argent, les joueurs de rugby étaient blonds, bien faits, bien élevés, bien amateurs – parce qu'ils n'avaient pas besoin de cet argent." Pour Caparrós cette image, répandue, décrit bien un sport qui en Argentine continue à servir de marqueur social.
Mais cet avis n'est pas partagé par tous. "C'est vrai qu'à l'origine le rugby était bourgeois et élitiste en Argentine, mais ça a évolué, même si en France et ailleurs ils continuent à nous voir comme ça", dit Gonzalo Quesada, ancien Puma et meilleur marqueur de la Coupe du monde en 1999, aujourd'hui membre de l'encadrement technique de l'équipe de France. "C'est grâce au constant progrès des Pumas, depuis 1965 [année considéré comme la naissance de l'équipe, quand ils battent les Juniors Springboks 11-6] et jusqu'au succès de 2007, où nous avons terminé troisième, que ce sport n'est plus exclusif. Aujourd'hui, dans les clubs argentins, il y a une mixité sociale."
LA COUPE DU MONDE 2007, UN TOURNANT
L'excellente performance de l'équipe argentine en 2007, troisième, avait attiré l'attention de toute la nation. Même le match le plus important de la saison de football, Boca Juniors-River Plate, avait été décalé de deux heures pour que le public puisse assister à la télévision au quart de finale des Pumas contre l'Ecosse. Le succès avait inauguré une nouvelle ère pour le rugby argentin. "Il y a eu une explosion d'enthousiasme en 2007 et ce sport est devenu plus populaire. Les inscriptions dans les clubs avaient augmenté de 20 % après le Mondial", signale Adolfo Etchegaray, ancien capitaine des Pumas.
Mais pour l'ancien demi de mêlée, le caractère amateur du rugby argentin reste un handicap : "Dans un sport amateur, il est très difficile pour les jeunes de concilier entraînement et activité professionnelle." Et cet amateurisme consitue bien l'une des principales barrières qui empêchent les classes les moins aisées de pratiquer le rugby. "Si tu n'as pas tes parents pour te sponsoriser, c'est très compliqué. L'économie joue un rôle important", ajoute Etchegaray.
"L'amateurisme est le grand débat dans le rugby argentin", confirme Quesada. "En effet, l'amateurisme est l'une des raisons pour lesquelles nous avons une image bourgeoise de ce sport. Mais, a contrario, dans d'autres pays où le professionnalisme est très fort, le rugby a perdu l'esprit familial et l'esprit d'équipe qui lui sont propres. J'avoue que si l'on veut continuer à rivaliser au niveau international, il est nécessaire de professionnaliser en Argentine trente à quarante joueurs. Mais, à mon sens, le rugby des clubs doit rester amateur pour que la tradition perdure."
DES EXPÉRIENCES D'INTÉGRATION
En dehors des lycées chic où le rugby est pratiqué, il y a aussi des équipes qui s'écartent de ce stéréotype. L'Aborígen Rugby Club en est l'un des exemples. Composé entièrement par des Tobas, une tribu du nord de l'Argentine, communauté pauvre, discriminée et marginalisée, ce club fait figure d'exception. C'est Eduardo "el loco" Rossi, ancien militaire et rugbyman au Stade toulousain, qui fonde en 2000 le premier club indien de rugby d'Amérique.
"Au début l'équipe n'a pas été acceptée par les autres clubs, qui étaient très agressifs quand ils les rencontraient", explique Daniel Rosenfeld, réalisateur du documentaire La Chimère des héros, qui raconte l'histoire de Rossi et ses indiens. "Traditionnellement le rugby c'est pour la classe dominante, et ça veut dire aussi pour les blancs." Après dix ans d'existence dans le championnat local, les Tobas ont gagné leur place dans la communauté du rugby. "Aujourd'hui la situation s'est beaucoup améliorée et il n'y a plus de racisme quand ils jouent", dit Rosenfeld.
Un autre projet particulier prouve la tentative d'évolution de ce sport en Argentine. Le Virreyes Rugby Club a été créé dans un quartier défavorisé de la banlieue de Buenos Aires, où un groupe d'anciens rugbymen utilisent le sport pour aider de jeunes marginalisés. Les organisateurs expliquent sur leur site qu'à travers "les valeurs du rugby, comme le travail en équipe, la discipline et la tolérance", les adolescents peuvent continuer des études, éviter les drogues et effacer les barrières de l'exclusion. "Ces projets, que je connais très bien, sont excellents. Ils servent à permettre la réinsertion sociale des jeunes. Mais au-delà, on peut déjà voir une transformation. Dans tous les clubs de la première division argentine, il y a des enfants issus des familles aisées mais aussi d'autres soumis à des problèmes économiques, et les deux jouent côte à côte", remarque Quesada.
Pourtant pour Caparrós "ces programmes ne changent pas la structure du problème". Il les compare avec "les actions caritatives des entreprises qui gagnent des milliards et qui en donnent un peu pour montrer qu'ils sont sensibles aux questions sociales. Les clubs qui dominent la scène sont toujours ceux des quartiers les plus riches. Il n'y pas eu un changement social important dans le milieu du rugby."
LES PUMAS POURRONT-ILS RÉPÉTER LEURS PROUESSES ?
Si le succès des Pumas en 2007 a aidé à populariser ce sport, seront-ils capables de répéter leur performance en 2011 ? D'après Etchegaray, cela paraît difficile : "Si l'Argentine arrive en demi-finale, ça tiendra du miracle." "Il y a beaucoup d'incertitude avec cette équipe. Ils ont la passion, mais ça ne suffit pas. L'objectif en Nouvelle-Zélande est simplement de passer la poule", avoue Etchegaray. Son opinion est partagée par Quesada, pour qui ce Mondial s'annonce "très compliqué " par rapport à celui de 2007. " Dans leur groupe, ils devront affronter l'Écosse et l'Angleterre, l'un des favoris à la victoire finale."
Pour le journaliste sportif du journal La Nación, Juan Pablo Varsky, "2007 ne se répétera pas". "Agustín Pichot, Ignacio Corleto ne sont pas là et Juan Martín Hernández est blessé. Avec des adversaires comme l'Angleterre, il faudra voir comment les Pumas géreront la frustration de jouer et, probablement, perdre leur premier match. Un très bon Mondial pour l'Argentine sera d'arriver au stade des quarts de finale", dit Varsky.
Le premier défi des Sud-Américains débute samedi contre l'Angleterre, à 10 h 30. "Les Argentins ne sont attirés que par le succès. Quand nous sommes forts en tennis, il y a plus d'enfants qui choisissent la raquette. Si les Pumas gagnent, on verra une effervescence populaire pour le rugby ", prédit Etchegaray.
**Publicado en Le Monde, Francia
*Hugo es columnista en Asuntos del Sur. Es periodista político, especialista en América Latina y en elecciones, escribe regularmente para medios de Argentina y del exterior. Fundador de Argentina Elections [ www.argentinaelections.com ], estudió Relaciones Internacionales y Medios Audiovisuales en la University of British Columbia y posee un master de Periodismo del Instituto de Estudios Políticos de Paris (Sciences Po).